Agacé

Ce jour était un jour comme un autre, si tant est que le quotidien de Drago pouvait rester le même depuis qu'il était revenu de son escapade familiale douteuse. Son petit doigt lui disait qu'il entendrait parler des sbires de G. très prochainement, et probablement de son père. Comme une épée de Damoclès au dessus de sa tête, il savait que son accalmie ne durerait pas. Mais il fallait vivre, s'occuper l'esprit, continuer à sauver les apparences, et comme les affaires reprenaient avec leur lot de clients exigeants la réadaptation était plus aisée que prévu.

En ce jour fort banal, donc, l'alchimiste avait achevé quelques commandes et confectionné d'autres breuvages pour les honorer. Après de longues heures à peaufiner ses mixtures dans son laboratoire, il était rentré, pantouflard, à son appartement de l'immeuble voisin pour s'y prélasser comme un pacha. L'heure était à la détente. Il allait se préparer du thé et passer sa soirée à lire les recueils d'un auteur dont il se délectait de la plume. En tant que bon anglais qui se respecte, Drago buvait beaucoup de thé bien que cela l'empêchait de fermer l'oeil, et qu'il tentait de s'abreuver le moins possible de ses potions de sommeil sans rêve qui, bien que plus élaborées que celles de ses concurrents, créaient toujours une certaine forme de dépendance. D'autant plus tracassé par ses récentes péripéties et ce qu'elles annonçaient pour l'avenir, ce soir ne dérogea pas à la règle. Le blond était trop nerveux pour s'abandonner aux bras de Morphée, alors il renonça, passablement exaspéré, en allant se faire chauffer de l'eau et remplir sa théière. Soudain, une alarme retentit dans tout son appartement, ce qui eut le mérite de le sortir de sa torpeur. Il haussa les yeux au ciel. Il connaissait bien ce son. Le charme qu'il avait lancé sur son laboratoire pour être prévenu en cas de visite fortuite s'était enclenché.

Qui pouvait donc avoir besoin de ses services à cette heure avancée de la nuit ? Cette question le rendit plus nerveux. Et si c'était des sorciers pas très nets ? Et si c'était lié à sa récente visite en Russie ? Non. Il serait d'autant plus intimidant de venir le piéger à son appartement, certainement pas à son labo. Ce ne devait être qu'un client malpoli, voilà tout. Pour ne rien arranger, il pouvait entendre une pluie torrentielle s'abattre sur les vitres de son appartement. Classique.

Ni une ni deux, il enfila un long manteau noir et transplana sur les lieux, suffisamment proche pour déterminer l'identité du visiteur, mais en retrait pour garder l'avantage sans se faire repérer.

- Oh ! Tu vas bouger ton cul maintenant ? Y en a qui se pèlent les miches ! hurlait une hystérique en déversant toute sa grâce sur la porte d'entrée du labo.

Il roula d'autant plus les yeux vers le ciel quand il reconnut Baylee Andrews, une de ses clientes insomniaques et, accessoirement, une ancienne Gryffondor de Poudlard. Du peu qu'il savait d'elle, ou plutôt en se basant sur l'image qu'elle lui inspirait, elle était typiquement tout ce qu'il avait évité durant sa scolarité. Rentre-dedans, tête brûlée, sans tact... La preuve, elle s'acharnait sur une porte qui ne lui avait rien fait. Agacé, il amorça un pas pour aller à sa rencontre.

- Tu es consciente que je ne dors pas dans mon labo, Andrews ? questionna-t-il de manière rhétorique pour couper sa verve.

Il était passablement exaspéré. Venir le déranger à cette heure-ci était d'une d'indélicatesse sans nom. Quel pouvait bien être son problème ? Comme lui en cet instant, elle portait de solides marques de fatigue. Sourcils froncés, yeux cernés, il voulait pester mais à la place il se contenta de rester un tant soit peu professionnel, et bien que les traits de son visage marquaient toute son irritation il ne râla pas. Finalement lassé de subir le joug d'une météo peu clémente, il alla ouvrir la porte et l'invita implicitement à rentrer.

- Que me vaut l'honneur de ta visite, demanda-t-il d'un ton morne et cynique.

Pro

Surtout, cache ta joie, répondit-elle à son invitation muette. Ton excitation m'empêche de parler !

Il se retint de lever les yeux au ciel, connaissant l'impulsivité du phrasé de la jeune femme qu'il trouvait déplorablement vulgaire. Elle ne pensait tout de même pas qu'il allait sauter de joie à sa vue, si ? Il se contenta de rester de marbre, bien trop irrité pour prêter attention à son attitude dénuée de classe.

- Il me faudrait des potions de sommeil sans rêve, s'il t'en reste... proposa-t-elle d'un ton plus soutenu, ...et désolée pour la porte.

Il lui accorda un bref regard en farfouillant dans l'un des tiroirs de son bureau, ne décrochant pas un sourire ou un quelconque mot pour l'accabler ou, a contrario, la rassurer. Neutralité absolue. Il ferait son boulot dans les règles.

- Ah et il me faudrait quelques philtres de paix, poursuivit-elle sans se débiner. Pas les somnifères, les autres qui calment l'angoisse et l'anxiété.

Andrews était une cliente exigeante qu'il savait, la plupart du temps, satisfaire. Il posa deux fioles sur le comptoir qu'il réservait normalement à son usage personnel, en cas d'extrême urgence d'insomnie tenace, d'autant plus que ce n'était que des prototypes. Il ne les avait testées que quelques fois, mais c'était de la bonne came. Manquait plus qu'à les peaufiner.

- Ce sont les plus puissantes que j'ai en stock. Avec ça tu devrais parvenir à trouver le sommeil sans difficulté, mais n'en abuse pas. Je n'ai pas encore réglé tous les effets secondaires, si tu en prends plus que de raison tu pourrais avoir les oreilles qui fument, pas idéal pour rester discret, conseilla-t-il se doutant pertinemment que la brunette voudrait éviter de se faire remarquer. Je peux t'en avoir plus pour demain si tu préfères cette variante-là.

Restait à l'approvisionner en potion contre l'anxiété. Pas sûr qu'il lui en restait... En ces temps troublés, beaucoup de ses clients l'avaient dépouillé et il commençait à être à court, ce qui se confirma une fois arrivé devant ses étagères à fioles diverses. Il en saisit une et la posa parmi les deux autres.

- Je peux te proposer un philtre calmant. Il contient aussi de l'ellebore mais c'est beaucoup moins puissant qu'un philtre de paix. L'effet durera moins longtemps mais ça fera l'affaire en attendant que je prépare ta commande. Je pourrai te livrer les philtres de paix demain, avec d'autres potions de sommeil sans rêve, si tu me donnes une adresse. Ou tu pourras repasser à une heure décente, comme tu veux.

Malheureusement la lionne ne repartirait pas tout à fait avec ce qu'elle espérait, mais c'était le prix à payer à venir à une heure si tardive. Le stock n'était plus très frais. Toutefois Drago, droit au but, s'évertuait à lui donner tous les éléments dont elle avait besoin. Quand il ne pouvait donner satisfaction à ses clients, il tentait toujours d'offrir une alternative. Or, il savait que l'anxiété était un mal commun chez les gens "comme eux". Parce que oui, malgré tout ce qui les différenciait, il était presque inconsciemment en mesure de voir ce qui les rapprochait.

- Tu prends le philtre calmant en attendant ou tu préfères patienter jusqu'aux philtres de paix ? acheva-t-il.

Sans doute qu'il évoquerait plus en profondeur la posologie. Même si Andrews était une habituée, pas sûr qu'elle ingérait les dosages correctement. D'où son état d'éveil présentement. Il en savait bien quelque chose... D'un autre côté, la pression ne devait pas arranger les choses. Ca aussi il pouvait aisément s'en douter.

Pro

Je vais prendre le philtre calmant en attendant, s'il te plaît. Je préfère encore une potion dont l'efficacité est moindre que pas de potion du tout. Et pour les autres potions, ouais, j'imagine que tu te fais pas n'importe quoi, du coup j'en prendrai au moins cinq de plus.

Sage décision. Andrews en aurait probablement besoin. Il n'avait jamais su pourquoi elle était en cavale mais c'était suffisamment grave pour prendre toutes les précautions nécessaires, jusqu'à venir l'importuner en plein nuit. A y réfléchir plus longuement, ce n'était pas la première fois. Andrews avait toujours un emploi du temps un peu spécial sauf que d'habitude, elle prévenait.

- Je te dois combien pour tout ça ? demanda-t-elle. Compte aussi celles que tu vas faire.

Le blond commença à réfléchir. Disons une dizaine de potions en tout, dont sept étaient des prototypes qui, bien que plus puissantes, se vendaient un peu moins chères. C'était aussi une façon de fidéliser le client. Après tout s'il acceptait de servir de cobaye, ça lui évitait des frais en centre de test. C'était tout benef...

- Et si tu le peux, tu pourrais me les livrer ? Par hibou ou par toi-même, c'est toi qui vois, ajouta-t-elle en tendant un petit bout de papier avec son adresse. J'ai peur qu'on nous remarque si je reviens. J'ai déjà eu à semer un auror la semaine dernière, on va éviter de t'attirer des ennuis aussi.

- Je passerai demain, appuya-t-il, ne pouvant qu'approuver ces mesures préventives.

Après les récents événements, il valait mieux s'éviter des ennuis inutiles. Quelques années plus tôt, à l'issue de la guerre, le Ministère l'avait étroitement surveillé mais depuis, plutôt convaincu de son manège à arpenter les galas de charités divers et autres projets caritatifs, on avait fini par lui foutre la paix. Cependant, sa récente escapade nébuleuse et sa mère évanouie dans la nature ne redoraient pas sa réputation. Il pensait le secret bien gardé et avait des aides infiltrées au Ministère pour s'en assurer, mais on ne savait jamais. Sa couverture était plus ou moins protégée, si tant est qu'il en avait besoin. Lui-même ne savait plus trop où il en était dans tout ça. Il s'attendait à voir débarquer les agents du Ministère ou les sbires de G. d'un moment à l'autre, à chaque instant, devant rendre des comptes à chaque partie sans appartenir vraiment à aucune. La belle affaire. Sans doute pour ça que son sommeil se faisait léger... Mais Andrews alors ? Quelle était son histoire ? Il n'avait jamais pris le temps de s'en soucier et, à vrai dire, il n'en avait cure. Pourtant, en entendant la pluie battre son plein au dehors et sentant le silence absolu de la nuit le hanter, il alla machinalement ouvrir un placard.

- Ca fera 5 gallions et trois noises, répondit-il nonchalamment en sortant une bonne vieille bouteille de pur-malt.

Il savait qu'il ne pourrait pas dormir de sitôt et il n'y avait pas un chat à cette heure. Dans une parenthèse inattendue, il tenterait de partager un bout d'ivresse avec son antagoniste Gryffy.

- Ca aussi c'est un remède efficace contre ton problème, remarqua-t-il en posant la bouteille et deux verres sur la table. Sans même lui demander si elle se voyait tentée de s'en abreuver, il la servit et lui tendit l'un des verres. Tiens.

Il doutait qu'à ce stade elle ne vogue vers d'autres projets. Alors il appuya son geste pour éviter tout malentendu.

- Ben assieds-toi, insista-t-il en pointant du menton le fauteuil le plus proche.

Si elle ne fuyait pas en courant face à cette situation incongrue, la conversation risquait d'être intéressante. Au fond, il avait un milliard de questions à lui poser. Un Drago sans sommeil était un Drago plus à l'écoute. Il fallait bien le divertir...

Pro

Après l'avoir remercié, la cavaleuse prit place et goûta son breuvage spécial.

- Qu'est-ce que c'est ? C'est vraiment pas mauvais. Je le savais que tu ne buvais que du bon alcool !

Cette réflexion lui arracha un mince sourire. S'il avait la réputation d'être un amateur d'alcool raffiné, ça lui convenait très bien.

- C'est un whisky pur malt 20 ans d'âge. Et tu as un bon palais, c'est un whisky plus que décent. C'était l'une des bouteilles qui trônaient dans la cave du manoir, avoua-t-il presque imperceptiblement en laissant son regard se perdre dans le contenu de son verre, comme si son interlocutrice connaissait suffisamment sa vie pour la dispenser de sous-titre.

Il avait dit cela avec une certaine mélancolie, ou plutôt une nostalgie teintée d'amertume. Oui, voilà. C'était au temps où tout était plus simple. Il avait une destinée, de l'ambition, des projets, une bande pour le suivre, une cour pour le brosser dans le sens du poil, rien ne pesait véritablement sur ses épaules en dehors de l'autorité paternelle, le seigneur des Ténèbres n'était qu'une image valorisant les sang-purs et pas une véritable figure assassinant des gens, le sang n'avait pas encore infesté ses rêves pour en faire des cauchemars, jusqu'à l'empêcher de dormir pour en venir à partager l'un de ses meilleurs whisky avec une Gryffondor. Tout était différent.

- Que me vaut l'honneur de ce verre ? J'imagine que tu n'en offres pas à tous tes clients, s'interrogea-t-elle très justement.

Tout comme elle, il était conscient de l'incongruité de la chose.

- Après une certaine heure les barrières n'ont plus d'importance. Nous sommes deux sorciers qui ne parviennent pas à trouver le sommeil. Un bon whisky s'impose toujours dans ces cas-là. C'est mon credo.

Peut-être aussi qu'il était à bout, qu'il avait besoin de relâcher la pression et, probablement, d'un peu de compagnie. Coup du sort, Andrews était la seule dans les parages pour se joindre à lui. Alors, il la fixa avec attention. Il plissa ses yeux d'acier un instant, signe d'une hésitation évidente, puis se lança.

- Qu'est-ce que tu fuis, Andrews ?

Ca avait été très direct, sans prendre de pincette ou préparer le terrain. Il était curieux et, même si elle n'avait aucune raison de lui faire confiance pour lui lui livrer l'entière vérité, la question était suffisamment ouverte pour l'adapter à sa convenance. Baylee était libre de s'offusquer, de romancer, ou de se confier. Peut-être même qu'il en ferait autant...