Cher

Je ne sais à qui adresser ce courrier. Puis-je encore te nommer « Père » après que tu m'aies défendu de le faire ? En m'y essayant je me heurterais à un second rejet. Tu me considères comme une étrangère désormais – c'est du moins ce que tu m'as affirmé. Me dénonceras sans culpabilité aucune. Loin de persister à être ta fille, seule subsiste la fugitive.

Le temps des illusions est passé, je n'espère pas que tu reviennes vers moi un jour. Tes mots étaient douloureux mais suintaient de réalisme. Dévoilant sans retenue les considérations atroces que tu tiens sur ma personne. Jamais tu ne m'avais paru me mépriser de la sorte. Probablement parce qu'à l'époque ton esprit était libre et non pas souillée par cette doctrine qui bien loin de se contenter de t'orienter te submerge. La mort m'a enlevé ma mère, la guerre m'a volé mon père.

En osant. Partir Je t'ai déçu en « n'affrontant pas mes responsabilités ». Quelles responsabilités ? Celle que tu m'as imposées ? Que je n'ai su refuser de confronter ? Tu te prétends fort et me pense faible mais je n'ai jamais fait preuve de plus de courage qu'en t'annonçant ma décision. Celle de me dresser contre la menace en ne l'alimentant plus. Celle de te quitter malgré les conséquences. D'abandonner ma vie en quête de liberté.

Tu as sacrifié ta fille à la cause que tu voulais défendre. Comme tu as légué tes gallions à ton maître, tu lui as offert ma personne. Plus encore : mon intégrité. Les Ténèbres dansent sur mon bras, je les sens onduler lorsque je clos les paupières dans l'obscurité. Dès que je suis seule leur dessin m'obsède. Je suis la captive d'une banale marque noire. Prisonnière de ses idées sombres.

Le choix que tu as fait à irrémédiablement changé nos vies. Je ne le comprends ni ne le conçoit toujours pas. Quand ton esprit a-t-il basculé ? D'aussi loin que je me souvienne, tu n'as jamais été un fanatique. Ta tolérance particulière est ce qui m'a permis une ouverture d'esprit plus importante que celle de la majorité des sang-pur. Jamais tu ne m'as reproché mes idées. Peut-être est-ce pour cette raison que j'ai accepté de te suivre. Aussi parce que tu m'es nécessaire et que je ne pouvais te perdre. J'y suis parvenu, pourtant, mais tu t'es égaré en premier.

Tout a dû commencer à son retour, même si ni toi ni moi n'avons su le pressentir. Ou peut-être bien avant, dès la mort de ma mère. Tu t'es senti désespérément seul dès lors sans parvenir à me le dissimuler. Quelquefois j'ai été suffisamment idiote pour m'imaginer suffisante à combler ce vide. Seulement, tu ne parvenais pas à t'oublier avec moi. Ta cause te l'as permis mais je crains que tu ne te retrouves pas.

Désormais tu n'existes plus que pour elle. Tes actes, tes dépenses, tes paroles ne veulent que la fortifier. Lui apporter plus de crédibilité, l'étendre et en solidifier les fondements. Tu adules chaque soldat défendant vaillamment vos idéaux. Tu t'investis toi-même plus que tu ne le devrais. Tu prêches chacun des enseignements sacrés de ton maître.

Pourquoi alors ne pas m'avoir retenue ? Un dernier élan censé t'a-t-il animé ? Crois-tu me protéger en me laissant m'enfuir ? Peut-être as-tu tenté de rassurer ta conscience en te persuadant que je ne serai ainsi plus viciée. En vain. Les démons qui m'ont envahie ces dernières semaines ne me quitteront jamais. Leur omniprésence m'étouffe, je sens leur ombre peser à chacun de mes pas. Aucune lumière ne sera assez vive pour les chasser. Ils se cachent dans mon être, se dissimulent dans mes pensées, se terrent dans mon cœur. Leur perversion ne s'estompe pas mais m’empoisonne un peu plus à chaque instant. Elle se répand telle une gangrène contre laquelle je lutte inutilement. Les symptômes faiblissent, la maladie s'affirme. M’atteint et me détruit.

Si ce n'est pour préserver mon âme, espères-tu me sauver en ne me dénonçant pas ? Tu m'as pourtant toi-même enterrée. Ces mots que tu as prononcés raisonnent en chaque silence. Je n'avais plus que toi. Mon seul parent auquel je donnais tout mon amour et dans lequel je plaçais toute ma confiance. Celui qui me permettait de me situer dans ce monde. Tu n'es plus là et ne le seras plus jamais. Au-delà de m'achever, je crois que tu t'es toi-même tué. Mon père n'existe plus.

Je ne sais pas pourquoi je t'écris. Me liras-tu ? Enverrais-je seulement cette lettre ? J'en doute, car