Dubitatif

Qu'est-ce qu'elle lui faisait faire la Greengrass... En chemin vers son studio minable de l'allée des Embrumes, un quartier qu'il ne connaissait que trop bien, le blond pestait, regrettant presque sa participation à cet "atelier peinture". Pourquoi avait-il accepté déjà ? Ah oui, parce qu'il n'avait pas tellement eu le choix. Un défi était un défi, et un Malefoy les remportait toujours haut la main. C'était comme ça, question de fierté. La dernière fois lorsqu'ils s'étaient retrouvés dans le parc à l'occasion d'un déjeuner improvisé à base de ce qui semblait être des sandwichs, il l'avait contrainte à accepter un face à face avec la juge Parkinson qu'elle méprisait. En retour, elle lui avait demandé d'aborder une activité qu'il n'avait pas l'habitude d'apprivoiser. Elle était plutôt indécise, alors quand elle lui avait parlé d'art et de ses prédispositions dans la matière, comme en témoignaient ses tableaux, il avait sauté sur l'occasion pensant que la tâche de peinturlurer sur une toile serait moins contraignante qu'aborder un homme à une soirée pour le séduire (hum hum). Seulement voilà. Maintenant que le jour de la punition était arrivé, il était moins enthousiaste. Il se disait que c'était une perte de temps, qu'il n'avait jamais eu aucun talent à ce niveau là et que ça ne se révélerait certainement pas maintenant, à 25 ans. Et puis mettre ses états d'âme sur papier ne l'intéressait guère. Si tel devait être le cas, ce ne pouvait être autrement que dans une intimité honteuse, clandestine, et clairement pas en compagnie d'une connaissance, aussi proche soit-elle.

Héra. Il ne l'avait pas revue depuis la soirée du nouvel an qui, fort heureusement, s'était mieux terminée que prévu grâce à elle. Les choses avaient un peu dégénéré avec Pansy, et si Héra n'avait pas mis son ivresse joyeuse dans l'équation, ils seraient peut-être encore en froid pour des broutilles à cette heure-ci. Conséquence : il lui était indirectement redevable, même s'il lui était inconcevable de le reconnaître. Les mots lui paraissant superflus, sa simple présence à cette activité suffisait à dire "merci" d'une certaine façon.

Drago arriva dans sa rue en grimaçant silencieusement. Il y était, plus la peine de reculer. Il n'était pourtant pas mécontent de la voir... au fond, peut-être que c'était pour ça qu'il avait accepté le défi. Pourquoi d'autre se donnerait-il cette peine sinon ? Sa fierté dépendait-elle réellement du succès de ce défi ? Non, pas vraiment. Il aurait aussi bien pu refuser, faire comme il faisait à chaque fois, et passer son chemin dignement en balayant ces foutaises d'un revers de la main. Curieusement, Héra avait le don de l'éveiller à des activités qui l'indifféraient au plus haut point, ou qui risquaient de trop en révéler sur lui-même. Là, c'était la peinture, une activité qui le mettait potentiellement en danger dans la mesure où elle pouvait le trahir, lui qui était passé maître en matière de dissimulation de ses émotions. Il devrait ruser, comme toujours.

Arrivant à la porte délabrée de son appartement, il entreprit de masquer sa mine dégoûtée et s'essuya la main après avoir donné trois coups secs et réguliers. Comment pouvait-elle habiter ici ? Il n'en revenait toujours pas. Ce n'était pas digne d'elle.

- Salut ! Tu vas bien ? le coupa-t-elle de ses pensées dans un franc sourire, l'invitant à rentrer.

- Comme un charme, et toi ? répondit-il crispé dans une vaine tentative de résister à sa bonne humeur.

Le contraste entre les deux était presque comique, comme un duo dont chaque membre jouait son rôle à la perfection, imperturbable, pour déclencher l'hilarité d'un public inexistant. A peine le temps de dire ouf que la pimpante Greengrass était déjà assise en tailleur sur son lit.

- Alors, prêt à devenir un artiste exceptionnel ? le relança-t-elle tandis qu'il prenait place dans le fauteuil miteux. Il se forçat à dissimuler son jugement pour lui répondre sur le ton de la blague.

- Je ne comprends pas ta question. Tu n'es pas au courant ? Je suis déjà un artiste exceptionnel.

Il lui offrit la blancheur insolente de toutes ses dents, prêt à bondir pour se vanter d'un : Allez STOP, tu vois bien que c'est inutile, je suis la perfection incarnée, mais quelque chose l'en empêcha. Les traits de la brune portaient une euphorie qu'il n'avait pas la force de combattre. A la place, il soupira, quitte à trahir son manque d'entrain évident. Il observa les toiles vierges et pots en vracs dans un coin et se reconcentra sur elle. Il n'aurait qu'à jouer le jeu et remplir sa part du contrat.

- Bon. Par quoi on commence. Qu'est-ce que tu comptes faire de moi, lâcha-t-il dans un rictus défiant.

Il releva ses manches et attendit ses indications, sentant naître en lui une certaine curiosité.

Dubitatif

Ça m'avait échappé, répondit-elle ironiquement à sa fausse vantardise.

Il voyait bien qu'elle était dubitative quant à ses capacités artistiques et, plus largement, sa bonne volonté. Elle avait raison sur ce point. Présentement il n'en avait aucune de bonne volonté, persuadé que ses mixtures d'alchimiste constituaient un art plus que suffisant, et utile qui plus est !

Lorsqu'il lui demanda ce qu'elle comptait concrètement faire de lui, elle laissa planer le doute.

- Ce que je compte faire de toi ? Tu verras bien ...

Il leva les yeux au ciel.

- Alors, je suppose qu'on va commencer par installer le matériel.

Splendide, pensa-t-il peu enthousiaste à l'idée de faire de la manutention. N'était-ce pas le travail des domestiques, ça ? Il n'en avait plus depuis la guerre, des domestiques, mais tout de même... Question de principe.

- Non, je suppose pas, reprit-elle, c'est ce qu'on va faire en fait.

En la voyant se lever et s'affairer, il sut qu'elle s'attendait à être imitée. Il devrait donc mettre les mains dans le cambouis, littéralement ? Il soupira, quelque peu exaspéré. En fait, il la laissa faire le plus gros qui consistait à tout disposer en vrac sur une table. C'était plutôt rapide...

- Voilà, une étape de franchie ! En suite - écoute-bien, c'est vraiment primordial -, se moqua-t-elle, suscitant de plus belle son exaspération, on va aller remplir quelques bocaux avec de l'eau, comme ça, mima-t-elle comme à un enfant.

Il ne la quitta pas des yeux de tout son laïus, d'un regard blasé, mauvais, presque consterné. Il retenait son venin, détestant être pris pour un imbécile même si c'était juste "pour rire". Il ne devait pas faillir à sa réputation ou retomber dans les travers de l'adolescence à exploser pour un oui ou pour un non, alors il se contenait.

Sans dire un mot, il s'exécuta à remplir quelques bocaux sans atténuer ses gestes brusques, quitte à les reposer en faisant quelques éclaboussures, histoire de la provoquer un peu. Une fois fait, il la regarda avec insolence dans un grand sourire, attendant la suite. Etait-ce un flottement qu'il percevait ? Curieusement, elle ne faisait plus tellement la maline. Il était dans l'expectative, fortement amusé par la mine concentrée de la brunette.

- Tout dépend en fait. Qu'est-ce que tu veux peindre ? se décida-t-elle.

Il haussa les sourcils et la nargua de toutes ses dents.

- Tu es sérieuse là ? Je vais pas faire le cours à ta place Greengrass, c'est ton truc tout ça, moi je respecte juste ma part du contrat, se moqua-t-il avec délectation.

Bébé

Héra ne se trouva pas décontenancée par son manque d'entrain. Au contraire.

- Va falloir que je prenne les choses en main alors. Fais attention, je pourrais finir par faire de toi un grand peintre. On sait jamais, sur un malentendu ...

Il pouffa. Jamais il ne se sentirait capable de se livrer comme un "artiste". Il masquait ce sentiment sous de grands airs, considérant tout ça comme des foutaises parce que ça l'arrangeait bien. Si par malheur sa peinture laissait transparaitre ne serait-ce qu'une once sentiments liés à la souillure de ses souvenirs morbides, il en serait mortifié et se refermerait comme une huître, fuyant Héra comme la peste. Il observa néanmoins la brune remplir ses coupelles et découper une feuille en plusieurs parties dont elle lui confia la moitié. Il fronça les sourcils ne sachant trop où elle voulait en venir.

- Tu n'as pas l'air particulièrement inspiré, mais on va réussir à réveiller ton sens artistique. Déjà, on va écrire un mot sur chaque papier. Ça doit pas forcément être quelque chose d'exceptionnel, juste ce qui te passe par la tête.

Su-per, ironisa-t-il intérieurement. Tout juste s'il ne faisait pas un bond dans le temps, quand sa mère l'éveillait à l'art de la plume. La sienne n'était pas mauvaise, alors quelques mots dispersés ça et là ne seraient pas bien ardus à fournir. En même temps qu'elle, il griffonna sur les morceaux sans trop savoir s'il devait indiquer des objets palpables, des entités insaisissables, ou tout autre chose. Après tout, elle avait seulement parlé de "mot".

Il évita les termes trop évocateurs qui surgirent pourtant en premier, tels que Sang, Question, Passé, Castration, Destin, Père et compagnie. Les mots qu'il décida d'afficher étaient plus passe-partout et, en finissant de rédiger le dernier, il en fut relativement satisfait.

Fiole

Gain

Plan

Jugement

Nuit

Plante

Livre

Costume

Son écriture apparaissait fine et pointue, penchée vers la droite, avec de longs bâtons pour le bas de ses P, le haut de ses T, et la boucle de ses L. C'était une écriture assurée, élégante et un peu datée. Plus jeune, il s'entraînait pour arriver à un tel résultat. Aujourd'hui, sa calligraphie était naturelle. Elle le représentait plutôt bien selon lui.

Voyant son professeur plier ses petits morceaux, il se mit à l'imiter jusqu'à les poser en centre de la table. Bien, bien, bien. Et après ? Comme si elle lisait dans ses pensées, elle poussa l'amas d'un côté, visiblement prise d'une sorte d'illumination.

- Non, on s'occupera de ça plus tard ! D'abord, on peut faire quelques assouplissements du poignet pour que les traits soient plus assurés. On m'avait appris ça en dessin, mais je suppose que c'est aussi valable pour la peinture.

Drago grimaça. Héra savait-elle réellement où elle allait ? Ca rimait à quoi cette histoire de mots en fait ? A rien ? A la place ils feraient du fitness de la main ou quelque chose comme ça ?!

Hésitant entre se moquer ouvertement et soupirer d'agacement une énième fois, il la regarda tremper son pinceau dans l'eau, puis dans une peinture. Apparemment, elle attendait de lui qu'il fasse la même chose, pour changer. Après un soupir dévoilant un sourire amusé tant le professeur improvisait à l'aveugle, il se décida à la suivre. Mais avant, il observa son geste un peu plus longuement. A mesure qu'elle ondulait son poignet, les filaments de peinture apparaissaient différemment sur la toile, plus ou moins opaques, fins, ou lisses. Ca avait l'air facile jusque là. Inutile, mais facile.

Elle lui expliqua ensuite l'exercice : recopier plusieurs fois le même motif et rester fluide autant que possible. A vrai dire, elle le perdit un peu sur ce coup-là. Le but du jeu, c'était quoi au juste ? Détendre son poignet par le biais d'exercices ? Faire des gestes différents pour créer des taches de peinture différentes ? Ou reproduire le même motif de la même façon ? C'était clair comme un tas de boue son affaire... Tellement que ça en devenait drôle.

Sans trop savoir laquelle de ces consignes adopter, il se contenta de reproduire ses gestes, mi-amusé mi-grimaçant. Ca ne rendait pas du tout la même chose. Ses gestes à lui étaient vifs et saccadés quand une certaine grâce émanait du poignet d'Héra. Ca, il en était incapable. Pourtant, lorsqu'il créait des potions il faisait preuve d'une précision et d'une dextérité implacables, mais là c'était différent, sans parler du fait qu'il était perfectionniste. Dans le même paradoxe, quand il s'agissait de tournoyer sa baguette magique dans les airs pour incanter une formule, il se révélait toujours très gracieux. Amusant de voir à quel point une toile reflétant le parcours de son geste le déstabilisait dans l'équation. Aucun de ses traits n'était parfaitement semblable et ses mouvements loin d'être fluides. Il en arriva à un point d'exaspération tel qu'il lança sèchement son pinceau contre la toile, tachant certaines de ses zones d'éclaboussures colorées du plus bel effet. Voilà, ça c'était de l'Art. Il souffla un coup et se tourna vers sa maîtresse en adoptant un ton à la fois calme et excédé.

- Ca sert à quoi, ça. Et tu me demandes quoi exactement. J'ai rien compris à ton charabia Greengrass... Je fais quoi comme motif ? Je les fais tous pareils ou je fais la danse du poignet ? acheva-t-il en singeant des ondulations exagérées devant son nez, revigoré à l'idée de la rendre chèvre.

Personne n'avait dit que ce serait facile.

Mutique

Sa remarque lui avait "échappé" dans le but d'exposer sa lassitude et, surtout, de la déstabiliser. Ce dernier point fut un échec.

- Bien que ta "danse du poignet" aérienne soit on ne peut plus gracieuse, rétorqua-t-elle dans toute sa malice, c'est pas vraiment ça, non. Attend, regarde.

Elle esquissa quelques vagues sur une feuille.

- T'as qu'à faire plusieurs séries de chacune d'elles. C'est plus clair ?

Oui, cette consigne était déjà plus probante, mais elle ne s'arrêta pas là.

- Certes, c'est moins drôle que de faire des trucs dans ce genre, reprit-elle en agitant son pinceau enduit de peinture mal diluée dans les airs, mais je te promets que c'est pratique.

Son geste fut trop franc, si bien qu'elle dispersa du produit un peu partout autour d'elle, y compris sur Malefoy qui sentit avec rage du liquide dégouliner sur sa joue.

- Oh nan je suis désolée, s'esclaffa-t-elle en constatant les dégâts.

Outré tandis qu'elle riait toujours aux éclats, il s'apprêtait à manifester son mécontentement de vive voix mais un autre geste inattendu lui coupa le sifflet. Héra s'était rapprochée de lui pour porter une main délicate à son visage, elle qui n'aimait pas le contact physique même quand c'était justifié, comme à la soirée du nouvel an autour d'une danse par exemple. C'était tellement surprenant venant d'elle qu'il lui était impossible de prononcer un mot, comme un spectateur momentanément abasourdi par un happening. Crispé, il eut tout le loisir de contempler sa mine concentrée, droit dans les yeux tandis qu'elle s'attardait sur la coulure qui le défigurait. Il nota qu'elle ne riait plus du tout, chassant la disgrâce d'un doux passage de son pouce, effleurant sa mâchoire serrée de ses quatre autres doigts, comme une caresse qui n'en était pas une. Il crut la sentir s'arrêter un instant en voyant la prunelle de ses yeux rejoindre les siennes. Un moment étrange et suspendu qu'il ne sut pas définir, et durant lequel il s'évertua à rester insondable malgré sa lueur oculaire inhabituelle. Que pouvait-il lire de cet échange muet ? Une absence indéchiffrable qu'il ne fallait sans doute pas chercher à décortiquer outre mesure, même si ce moment de flottement le fit intimement vaciller l'espace d'une demie-seconde, s'empêchant de déglutir pour ne pas trahir un trouble incompréhensible. Etait-ce de la gêne ? Pourquoi restaient-ils bêtement figés ? Ca lui sembla durer une éternité, et en même temps une poignée de grains de sable. Soudainement plus réfléchi, il esquissa un sourire du coin des lèvres.

- Alors ? demanda-t-il intéressé par la progression de sa mission.

Elle se leva sans attendre.

- Je suis pas certaine d'être très efficace, je vais te chercher de quoi enlever tout ça.

Il profita de son départ pour reprendre une posture plus digne. Ce n'était pas son genre de tout analyser ou de trouver un sens à chaque fait sans fondement. Au contraire, c'était justement tout ce qu'il fuyait pour garder le contrôle. En fait, il n'avait pas l'habitude qu'on lui témoigne autant de douceur, tout bonnement parce qu'il ne laissait ce soin qu'à sa mère. Avec les autres femmes, il érigeait systématiquement des barrières, même pour des gestes aussi anodins que celui-ci. Voilà où résidait peut-être son malaise. Il avait été surpris, c'est tout. Il secoua mentalement la tête et passa à autre chose lorsqu'elle revint avec un carré de tissus humide qu'elle lui tendit le plus naturellement du monde.

- Tiens, je pense que ce sera autrement plus utile.

Il la remercia avant de s'en saisir pour se débarbouiller tout seul, comme un grand, pendant que la jeune femme reprenait son poste. Au moins, cet épisode eut le mérite d'éviter un coup de gueulante de sa part. Il n'était plus envisageable de reprendre l'amorce de sa crise de nerfs pour un peu de peinture qui avait déjà disparu de son visage. Ca lui paraissait incongru.

Sans un mot, étouffant toutefois un léger raclement de gorge visant à réaffirmer la couleur de sa concentration un peu ébranlée par cet intermède, il récupéra son pinceau, l'humidifia, et le trempa dans la pastille bleue. Elle voulait des vagues, il ferait des vagues. Focus sur la toile.

Les deux premières n'étaient pas très similaires mais leur finesse linéaire traduisait un geste plus assuré que précédemment. La troisième vague s'apparentait déjà plus à la seconde, et il lui sembla adopter le coup de main en traçant la quatrième. La preuve que quand il jouait le jeu, ça pouvait se révéler fructueux ! Pas peu fier de lui, il se tourna comme un jeune premier vers sa maîtresse.

- T'as quoi d'autre en stock ? la nargua-t-il avec insolence, tenté à l'idée de ponctuer sa remarque d'un tapotement de son pinceau encore coloré sur le bout de son petit nez, geste qui ne serait qu'un juste retour des choses. Finalement, il réfréna son élan un peu idiot, attendant le moment opportun pour faire mouche. Pour l'instant, il attendait ses directives.

Embêté

Ce qu'on a préparé toute à l'heure ! dit-elle en réponse à ses interrogations pour la suite des événements, l'invitant à piocher dans le tas de papiers. Choisis-en un ou deux, au hasard bien sûr, et vois ce qu'ils t'inspirent. À partir de ça, essaie de peindre quelque chose et tu vois ce que ça donne.

C'était un peu vague, mais pourquoi pas après tout. Il leva les yeux au ciel, plus malicieux qu'agacé, et farfouilla dans l'amas qu'il avait sous les yeux. Il en retira deux papiers qu'il déplia. Le premier n'était pas de sa plume : Sombre. Il ricana un instant, haussant ses sourcils d'une légère stupéfaction. Jamais il n'aurait identifié ce choix comme appartenant à Héra. Il l'aurait plus vue inscrire "Papillon" ou "Nuage", mais soit. C'était toujours intéressant. Le second papier en revanche était l'un des siens : Plan. Ses traits s'affaissèrent presque imperceptiblement. Les deux termes associés donnaient "Sombre plan". Fallait-il y voir un message ? Un signe du destin ? Ou le destin lui-même s'acharnant contre lui armé de toute son ironie ? Il eut soudainement la sensation désagréable qu'une entité supérieure se fichait de lui, d'être moqué, et de tourner en boucle. Comme pris au piège. Il venait de se produire exactement ce qu'il redoutait. C'était pas faute d'avoir présélectionné des termes passe-partout... La prochaine fois, il se contenterait de "Papillon", en admettant qu'il pourrait consentir à une prochaine fois.

Durant sa réflexion qui était en fait une sorte de négociation avec lui-même, Drago demeurait absent. Il ne voulait pas trop en dire, ou être contraint de sonder ses pensées les plus intimes pour les mettre en forme sur toile, à la vue de tous. Voilà où résidait la difficulté. Il se doutait qu'Héra ne brandirait pas ses chefs-d'oeuvre dans les rues de Pré-au-Lard, mais tout de même. Tout ça, ce n'était pas lui, et c'était un jeu dangereux. Restait à savoir comment se dépêtrer de cette situation... Par la ruse, évidemment. Quel était le choix le plus judicieux entre "Plan" et "Sombre" ? Plan, sans doute.

Il sortit subrepticement de sa léthargie sans rien laisser paraître de ce remue-méninges envahissant.

- Ok, se contenta-t-il d'acquiescer les yeux toujours rivés sur son papier.

Tout était dans le calcul. Le contrôle. La maîtrise. Toujours. Etait-ce bien nécessaire avec Héra ? Ca l'était avec tout le monde, et pour lui-même avant tout. C'était son éducation, son essence, et une nécessité. Une manière de se préserver et de rester "lui". Il ferait donc simple en associant le mot "Plan" à "Ambition" et "Avenir". Rien de trop révélateur, et en même temps suffisamment représentatif de ce qui le motivait.

D'aussi loin qu'il s'en souvenait, il avait toujours été féru de concocter de prodigieuses mixtures. Avec sa mère, c'était une tradition. Elle l'avait initié à cet attrait en préparant elle-même les pommades et différentes médications liées aux bobos du quotidien dans sa cuisine. A Poudlard, il y avait pris goût en partant avec ces prédispositions. Rogue n'était pas son professeur préféré pour rien... Il grimaça en se remémorant la silhouette de l'homme en noir. C'était toujours douloureux d'y penser. Il avait eu la sensation d'être floué par celui-ci quand il pensait être son petit protégé. A l'issue de la guerre, il avait compris qu'une fois de plus, son véritable poulain n'était nul autre que Potter. Lui n'avait été qu'un faire-valoir. Pourquoi n'avait-il pas cherché à le protéger, lui ? Pourquoi l'avait-il considéré comme un pion visant à préserver sa couverture dans son double-jeu ? Un faux ami ? Sa disparition lui avait laissé des questions sans réponse au goût amer. Toujours est-il que dans la joie ou la souffrance, les potions ne l'avaient jamais laissé tomber. C'était son seul refuge, et une orientation toute indiquée.

Où se voyait-il dans dix ans ? A la tête de son propre laboratoire de potions. C'était déjà plus ou moins le cas sauf qu'il était le seul technicien et que son activité se cantonnait à l'Angleterre et quelques alentours... Plus tard, sa société serait plus largement développée avec ses propres employés soumis à ses recettes, dans son usine, avec ses apothicaireries bien achalandées, et il exporterait ses breuvages aux quatre coins du monde tant sa griffe serait réputée. Il était alchimiste et voulait étendre ses compétences à homme d'affaires dans le cadre de cette passion. C'était ça son plan, et c'était ce qu'il tenterait de traduire à son modeste niveau aujourd'hui.

Plan. Le laboratoire Malefoy. Ambitieux pour une première esquisse, n'est-ce pas ? Il s'en rendit vite compte en fixant la toile vierge face à lui. Ferait-il une boutique ? Son logo ? Une étagère remplie de fioles colorées ? Pour commencer, il serait plus judicieux de se limiter au croquis d'une simple fiole... Plan, fiole. Bon. Présage un peu faussé puisque la fiole représentait déjà son présent, pas son plan de carrière. Que faire alors ? L'apprenti artiste subissait sa première panne d'inspiration, probablement parce qu'il était dans la maîtrise et que l'inspiration s'en trouvait fatalement inhibée. Il séchait, sans un mot, les yeux rivés sur sa toile. Au risque de paraître totalement handicapé, cette consigne simpliste le bloquait. Il aurait simplement pu lui dire que cette tâche l'éprouvait pour des raisons obscures et que ça l'ennuyait de s'y tenir, mais il s'en empêcha. Hors de question de révéler une quelconque faiblesse ou d'avouer son malaise. Il sortirait bien quelque chose. Peut-être avait-il besoin d'une lumière ? D'une aide ? D'un guide ? D'un mot encourageant ?

Ca faisait bien une bonne minute que Drago hésitait pinceau en main, qu'il se décourageait silencieusement, se demandant l'intérêt de se donner toute cette peine, passablement agacé par cette impasse à laquelle il avait sciemment accepté de se confronter. Cet atelier ne lui plaisait pas du tout en fin de compte, mais il avait au moins la décence de le garder pour lui. C'était avec ses démons qu'il négociait, très loin dans les tréfonds de ses pensées. Il n'en ferait aucune esclandre.

Peut-être qu'Héra finirait par s'en mêler ? Peut-être même qu'en voyant les mots qu'il avait piochés, elle comprendrait par elle-même ? Ou bien, elle le pousserait. Le fait est qu'une intervention était nécessaire puisque ses songes étouffés en faisaient un peintre bien laborieux... Finalement, il interrompit ses tergiversations intérieures et se tourna vers elle.

- Et toi, tu le fais pas ? demanda-t-il légèrement sur la défensive.

Ou comment détourner l'attention et gagner du temps... En fait, si elle pouvait se livrer au même exercice, ça l'arrangerait bien. Aucune raison qu'il soit tout seul dans la mouise. Et puis ça lui permettrait de la voir à l'oeuvre, et surtout d'avoir une piste pour résoudre son problème. Il était curieux de voir comment elle gérerait un mot tiré au hasard. Une sorte de modèle avant de se lancer. N'était-ce pas là le rôle d'un professeur après tout ?

Insolent

Si, je peux, répondit-elle en piochant deux bouts de papier qui n'eurent pas l'air de la transcender plus que ça. Quels sont les tiens ? demanda-t-elle juste après.

Il se contenta de les tendre à sa vue, un peu ronchon et curieux de voir ce qu'elle en dirait.

- Un plan sombre ... Qu'est-ce que tu nous prépares ? blagua-t-elle.

Malheureusement, il ne fut pas très réceptif à son ironie trop sérieuse. Drago resta de marbre jusqu'à ce qu'elle décroche un sourire plus engageant.

- Au moins, t'as de la matière, reprit-elle. Tu peux imaginer une assemblée qui complote, la mise en application de ce qu'ils auraient pu préparer, ou même quelque chose de beaucoup plus abstrait ...

Elle était marrante... Demander à un novice et accessoirement ancien mangemort de peindre une "assemblée qui complote"... Il ferait quoi, des gus à capuche avec la marque des Ténèbres sur leur bras ? Hors-de-ques-tion. Il ne manifesta qu'une lassitude stoïque à l'écoute de ses suggestions. C'est à ce moment là qu'elle approcha les mots qu'elle venait de tirer. "Nuit" et "Fiole". Tiens donc, des mots à lui...

- C'est déjà plus facilement associables que les miens. Enfin, ils sont pas opposés ou quoi que ce soit mais j'avoue que pour le moment je sais pas du tout quoi en faire. Je suppose que ça viendra. On peut toujours faire quelques schémas avant de se mettre à la peintures histoire de trouver vers quoi se diriger ou essayer de s'inspirer. Et puis si t'as besoin d'aide je suis là.

Question de point de vue ! Lui, il les trouvait bien plus faciles à mettre sur toile que les siens. Une fiole était moins compliquée à esquisser qu'un "sombre plan" puisque moins abstrait, et la nuit pouvait permettre de poser un décor ou, justement, de l'abstrait derrière cette fiole. Du moins il le ressentait comme ça. Avec "sombre plan", il se sentait piégé de bout en bout. Techniquement et "artistiquement", avec tout le message que ça pouvait impliquer. Et puis si t'as besoin d'aide je suis là. Il soupira d'un souffle acide. Il ne se sentait pas du tout aidé en fait. Il décida donc de n'en faire qu'à sa tête. Il tracerait un peu n'importe quoi, et il inventerait un baratin pour lier son gribouillage à ses mots.

Il trempa son pinceau dans l'eau et le noya dans la pâte épaisse de couleur rose. Il observa sa toile en surjouant la mine de l'artiste en pleine réflexion, recevant l'inspiration divine et, d'un coup sec, mima le geste d'un tapotement vers son support, sans le toucher ceci dit, de sorte à y déposer des éclaboussures. Certaines apparurent rondes, d'autres ovales, et entre celles-ci de mini stries colorées. Pleinement satisfait, il retrempa son pinceau dans l'eau pour l'assainir et regarnir ses poils d'une autre couleur : noir. Il traça le contour des tâches roses et prolongea chacune d'un bâton. Il faillit pouffer en réalisant que ça ressemblait à des sucettes déformées, presque abstraites, hein. Finalement, il trouva l'idée plutôt drôle. Finir vendeur de sucettes c'était vraiment un sombre plan... Il aurait de quoi se justifier.

Après quelques minutes à peaufiner son chef-d'oeuvre, il zyeuta le plan de travail de sa voisine pour voir où elle en était.

Taquin

Drago fut très amusé de constater le sérieux de sa partenaire face à son chef d'oeuvre.

- Qu'est-ce que c'est ? l'nterrogea-t-elle.

Il planta ses billes claires dans ses prunelles trop sérieuses.

- Des sucettes Héra, avoua-t-il en la gratifiant d'un rictus moqueur.

C'était la vérité. Drago avait fait des taches, accentué les contours, avait laissé son outil retomber pour former un bâton, et avait décrété que sa toile n'était qu'une réunion de bonbons sur pattes.

C'était trop difficile de jouer le jeu. Sans même en avoir conscience, l'alchimiste avait fait diversion pour ne pas trop en révéler sur lui-même. Les sucettes étaient innocentes, à mille lieues de tout ce qui pouvait le trahir. Peut-être qu'un oeil expert y aurait vu des indices, notamment sur le choix des couleurs, la maladresse de certains traits, et toute l'image symbolique derrière un cercle qui ne pouvait qu'évoquer le sentiment de tourner en rond, mais pour Drago c'était une bonne couverture.

Il zyeuta la toile de son professeur afin de couper court à sa moquerie induite. Elle avait fait une fiole d'une couleur rappelant celle de ses yeux, un ciel inachevé et obscur, et une brume qui s'en dégageait. Peut-être qu'Héra en avait dit davantage à travers son esquisse... Cependant Drago n'était pas psychomage, et il ne fut pas en mesure de faire un quelconque rapprochement entre la fiole, sa couleur anthracite, et la brume qui s'en échappait avec sa propre personne. Peut-être qu'il ne voulait pas voir. Pour lui, c'était bien fait et c'était tout. Ah ! Quand l'esprit de l'alchimiste se bloquait, c'était irréversible.

Après un soupir de lassitude, Drago, désireux d'en finir, offrit son sourire le plus charmeur et décidé à son amie.

- J'ai besoin d'un verre. On sort.

Il ne lui laissait pas le choix. Jus d'oeillet ou whisky, cela importait peu. Il avait besoin d'air et Héra serait contrainre d'assainir ses poumons en l'accompagnant. Pas de négociation possible.