J'ai beau ne pas être un grand fanatique de l'allée des Embrumes et autres missions des bas fonds, je conviens qu'un agent de confiance se révèle nécessaire pour assurer certaines tâches périlleuses. C'est donc tout naturellement moi, l'un des petits protégés de notre cher ministre en place, qui me dévoue à traîner dans ce quartier discutable pour récupérer un bien précieux à mes semblables. « Tu iras aux Méandres Nocturnes, tu demanderas à voir la propriétaire, mademoiselle Landre, et tu réclameras ton dû dans la plus grande discrétion. Elle t'y attendra. » Que ne ferais-je donc pas pour la bonne cause ? Il compte sur moi.

Je dois sûrement dénoter dans ce décor en ruines. Mallette au bras, allure distinguée et démarche hautaine, je ne prête aucunement attention aux clochards qui titubent dans ma direction comme pour renifler mon parfum d'une propreté ostensiblement dépaysante. Comment cette bonne vieille Angleterre a-t-elle pu laisser l'un de ses quartiers magiques dans un état si délabré ? C'est une honte. Ces junkies démunis font tache, il vaudrait mieux les dissimuler pour avancer le prestige de cette nation que j'apprivoise encore, encourager le tourisme et relancer son économie. Ca tombe pourtant sous le sens et je ne doute pas que G. s'en chargera prochainement. L'ancien gouvernement a laissé la situation s'envenimer à un point catastrophique et voilà qu'on se retrouve avec tout le sale boulot sur les bras. Quel professionnalisme... J'en suis d'autant plus consterné en dévalant ces pavés usés. Pourtant, aucune mine de dégoût ne vient trahir mon jugement. Mon expression est vide, comme si je n'étais même pas là, ou comme si j'avais mieux à faire que noter le désespoir environnant.

Quand je remarque le panneau "Aux Méandres Nocturnes", je ne suis pas surpris. Je m'attendais en effet à une auberge, tout ce qu'il y a de plus modestement commun, pour accueillir les âmes perdues de passage et couvrir des activités plus controversées. Ca tombe bien, je suis là pour ça. Je pénètre dans l'enceinte du lieu et n'y vois que quelques sorciers égarés, probablement des habitués, qui semblent fort occupés à se perdre dans leur verre. Rien de surprenant, vue l'heure je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait foule. Je m'installe à une table et attends patiemment qu'on m'y trouve quand une serveuse répond rapidement à mon appel muet.

- Qu'est-c'que j'vous sers ? me lance-t-elle.

- Un thé noir, dis-je en jetant un rapide coup d'oeil à la carte. Par ailleurs, pouvez-vous indiquer à mademoiselle Landre que son rendez-vous professionnel est arrivé ? Merci.

L'employée n'a pas le temps de prévenir la propriétaire des lieux que celle-ci s'installe déjà devant moi, me sortant de mes pensées profondes alors que je détaillais un tableau qui se voulait décoratif.

- Bonjour, vous attendiez quelqu'un ?

Je focalise mon champ de vision vers le son de cette voix et découvre une femme au regard insolent, comme s'il reflétait sa nature profonde. Elle correspond à la femme qu'on m'a montré sur la photo. Pas de doute, il s'agit bien de mon interlocutrice.

- Mademoiselle Landre. Je la saluai d'un hochement de tête respectueux de convenance avant de me présenter au grand jour. Tae Nakajima, avocat au Magenmagot. Je viens sous les directives du gouvernement pour régler des affaires inhérentes à notre partenariat qui sont de la plus haute importance. Vous devez savoir de quoi il est question, n'est-ce pas ?

Droit au but, sans fioriture, je ne m'éternise pas. Je suis censé m'adresser à une alliée, j'ose donc espérer qu'elle ne tournera pas autour du pot pendant dix mille ans. Peut-être même qu'elle dissimule déjà l'objet désiré dans une de ses poches, prête à le dégainer sans trop se méfier. Petite coquetterie personnelle cependant, j'espère qu'elle me mette un peu au défi malgré l'évidence de mes intentions. Après tout je pourrais très bien être une taupe du S.C.E.A.U. ou un ennemi potentiel sous couverture. Ainsi par mes mots conventionnels je la teste un peu sans le vouloir, sans le laisser paraître, parce que je n'ai rien de mieux à faire. De quoi occasionner un face à face plus divertissant qu'une entrevue éclair et, surtout, voir à qui j'ai affaire.