Le match avait été plaisant à observer, comme c’était – presque – toujours le cas dès lors qu’il s’agissait de Quidditch. Se trouver bloquée au milieu de la foule était toujours aussi angoissant et pénible, mais Mitsuhane s’y était prise assez tôt pour pouvoir se trouver sur les premières places des gradins des spectateurs. Certes, elle avait cru plusieurs fois que ses côtes allaient se rompre tant elle se sentait compressée par les supporters qui se massaient le plus près possible du terrain de jeu, mais au moins avait-elle non seulement une très bonne vision du jeu. Hailey et Damian, deux joueurs des Pies, étaient déjà sur place lorsqu’elle les avait rejoints, heureuse autant que nerveuse de cette première sortie avec ses camarades de jeu. Même s’il n’y avait pas qu’un objectif récréatif, puisqu’il s’agissait également, voire surtout, d’observer les jeux des différentes équipes et de repérer forces et faiblesses de chacune, elle avait passé un agréable moment en leur compagnie. Plus, même, qu’elle ne l’avait imaginé de prime abord. En ressortant, ils avaient bavardé un instant et, tandis qu’Hailey hésitait sur quoi faire du temps qui lui restait – « Je suis désoléééée, Mitsu, j’ai ma tante qui a débarqué avec mon neveu, il est teeeeellement mignon, on doit aller en ville ensemble après ! » − Damian avait eu la bonne idée de renverser une très charmante jeune femme aux longs cheveux blonds. Ses traits fins de poupée et ses yeux en amande lui conférait un air innocent, et il n’était guère étonnant que le joueur ait eu un petit coup de cœur devant sa beauté asiatique. Néanmoins et puisqu’elle le savait occupé à tenter de conquérir le cœur d’une autre demoiselle, bien plus âgée d’ailleurs que ne semblait l’être la pauvre jeune fille bousculé, Mitsuhane fit les gros yeux à son collègue et aida elle-même la jeune femme à ramasser ses affaires. Ah, les hommes… Un joli minois et ils en perdaient leurs moyens. Au moins Damian eu-t-il la bonne idée de prendre un air penaud et murmura quelques excuses à la belle blonde. Lui adressant elle-même un signe courtois de la tête en ramassant un petit miroir qui avait glissé, de sa poche ou son sac elle n’en savait rien, l’attrapeuse s’éloigna ensuite avec ses compagnon, décidée à prendre un hydromel aux épice – ce qu’elle avait nommé son CFGAM, soit « coup de foudre de la gastronomie anglaise magique » − pour les quelques minutes qui leur restait. Et qui, hélas, passèrent plus vite que prévu.

Elle se trouva malheureusement bien vite seule à sa table avant même d’avoir pu commander quoi que ce soit, le jeune homme ayant reçu un message de sa dulcinée lui demandant son aide. Mitsuhane ne savait pas à propos de quoi, mais elle commençait à connaitre suffisamment Damian pour savoir que quoi ce fut, il prenait cette demande pour une urgence. Hailey l’avait finalement accompagné – « Désolééééééééée Mitsu, comme on habite presqu’à côté on va faire la route ensemble. Tu veux venir avec nous ? Tu verras mon neveu, il est teeeeeeeeeellement mignon ! » – la laissant donc seule à aller se délecter de son CFGAM. Car non, ladite Mitsu n’avait aucune envie de ré-affronter la foule qui devait se presser dans les rues, ceci simplement pour apercevoir quelques instants un minuscule humain gluant de bave et de morve, alternant entre cris de joies et hurlements de colère ; ce qui, l’un dans l’autre, ne changeant pas beaucoup de la description de certains adultes.

Toujours était-il qu’elle venait laborieusement de se trouver une place libre au Chaudron Baveur, particulièrement rempli en ce jour de match, quand à peine assise un visage déjà vu se montra devant elle. Ces longs cheveux blonds, cette bouille innocente aux traits fins et aux yeux délicieusement bridés… c’était le mini-coup-de-foudre-damianesque. Qui semblait vouloir s’assoir. Un instant Mitsuhane hésita : elle aimait sa tranquillité et ne désirait pas nécessairement faire de nouvelles rencontres maintenant. Mais la demoiselle ne paraissait ni trop bavarde, ni désagréable, et l’attrapeuse comprenait bien qu’elle ne semblait désirer qu’une place un peu calme dans cet océan de bruits multiples.

-Vous pouvez vous assoir si vous le souhaitez, mademoiselle, je ne reste que le temps d’un verre, la place sera ainsi toute à vous ensuite.

Et celui de saluer Amy, mais cette idée semblait quelque peu compromise par le haut taux de fréquentation actuel du Chaudron Baveur. Mais en parlant du loup, le voilà qui sortait du bois.

-Amy ! Oh, vous vous connaissez également ? Nous venons seulement de nous rencontrer, la seule chose que nous savons l’une de l’autre, c’est notre existence réciproque.

Ce qui, sur une planète comptant plus de six milliards d’individus, n’était finalement pas si mal que cela. Mais une autre question tracassait Mitsuhane, qui n’avait rien à voir avec sa nouvelle compagne de table.

-Est-ce seulement à cause du match qu’il y a tant de monde ici ?

Se passait-il donc quelque chose de particulier au Chaudron ? Le match ne pouvait justifier autant de clients, ou du moins cela semblait-il étrange aux yeux de la joueuse, que la salle soit si pleine que des inconnus devaient s’assoir ensemble. Et elle était certaine que ce elle-ne-savait-quoi justifiait la présence de quelques-uns des présents.

S’il y avait bien une chose pour laquelle Mitsuhane ne prêtait aucune attention, c’était bien les rumeurs, souvent stupides, malveillantes et n’ayant d’autre fondement que celui de la méchanceté de ceux qui les avaient lancés. A Mahoutokoro, elle se souvenait de quelques-unes des victimes de ces racontars ; il se disait même que l’Endormie, le fantôme d’une jeune fille qui sommeillait souvent dans les lieux les plus incongrus, était autrefois une élève qui s’était suicidée après avoir fait l’objet d’un harcèlement constat à la suite d’une rumeur la concernant. Elle-même avait été objet de quelques-uns de ces racontars. Elle, ou sa famille. Et s’il était bien une chose dont il était impossible de se débarrasser, c’était les ouï-dire ; colle invisible qui s’attachait à la réputation sans qu’il ne soit jamais possible de s’en dégager totalement, poix immatériel à la lourdeur infinie qui écrasait l’âme et broyait toute confiance en soi. Mais le plus traître était sans nul doute qu’il était difficile de savoir qu’il s’agissait de rumeurs avant de les entendre ; et ainsi, lorsqu’Amy mentionna, avec une mimique amusée, les prénoms de ses deux collègues, Mitsuhane était loin de se douter que ces dernières faisaient l’objet de rumeurs. L’œil interrogatif, elle dévisagea son amie en attendant plus amples explications qui vinrent pas. Un regard rapide vers la mystérieuse blonde qui s’était assise à sa table et il sembla que cette dernière était aussi perdue qu’elle-même. Mais ce n’était là qu’une interprétation du doux et pâle visage poupin à l’identité encore inconnue. Cette charmante étrangère, au caractère timide si la joueuse des Pies se fiait à ses instants de rougissement et à la seule phrase qu’elle ait prononcé, connaissait-elle Céleste et Adélia ? Ce ne serait guère surprenant après tout, la grande majorité des sorciers londonniens devaient connaitre le Chaudron Baveur. Et, par là même, ses incontournables serveuses.

-Adélia et Céleste ? Il leur est arrivé quelque chose ? Pourquoi les clients viendraient-ils pour elles ?

Quelque peu perdue, Mitsuhane regarda rapidement autour d’elle, son œil acéré d’attrapeuse se fixant rapidement sur une belle jeune femme aux cheveux sombres, portant un plateau dans une main et ramassant une choppe vide dans l’autre. Pour le peu que la japonaise la connaissait, elle ne semblait cependant aucunement différente des quelques autres fois où elle avait eu l’occasion de la voir. Et pourtant… prenant un peu de distance avec son environnement immédiat, elle remarqua assez rapidement qu’effectivement, plusieurs clients murmuraient entre eux au passage de la serveuse. Quant à l’autre, la dénommée Céleste, elle la connaissait encore moins et ne la voyait pas même dans le bar. Mais qu’avaient-elles donc fait qui attire autant l’attention ? Mal à l’aise, la jeune femme fronça imperceptiblement les sourcils, regardant de nouveau son amie. Elle trouvait cela malsain de la part des clients concernés de venir dans la taverne simplement pour voir – ou écouter, pour l’heure elle ignorait de quoi il en retournait – les deux employées. Et elle connaissait désormais assez Amy pour savoir que, si celle-ci se réjouissait de ce qu'il se passait, les principales intéressées ne devaient pas réellement apprécier cela.

Mitsuhane tiqua en entendant la question timide de la jeune femme qui lui faisait face. Interrogation qui, à la vue de la moue satisfaite de son amie en réponse, tombait fort à propos : Amy affichait la mine satisfaite d’une petite chatte gourmande ayant trempé le museau dans un bol de crème. Et il n’y avait aucune fermière pour la réprimander, nul fromager pour la sermonner. Le pire étant qu’elle connaissait désormais suffisamment la serveuse pour savoir que non seulement elle n’avait pas beaucoup d’estime pour Adélia – cela, la japonaise l’avait compris au bout d’une poignée d’heures passées dans le bar – mais que sa langue de vipère pourrait fort bien la mener à inventer de telles rumeurs. Sans doute la concernée le savait-elle elle-même puisqu’elle s’empressa de réfuter leur accusation informulée, louant néanmoins les mérites de l’individu ayant eu le bon goût de le faire à sa place.

-Amy, ce n’est pas très drôle, elles pourraient avoir des ennuis. Même si j’ai comme dans l’idée que tu n’irais pas tenter de faire taire la rumeur, quand bien même en auraient-elles.

Mi-exaspérée mi-amusée par son incorrigible amie, Mitsuhane était cependant réellement mal à l’aise. Elle savait que les anglais étaient un peu plus ouverts sur l’homosexualité que les japonais, mais est-ce que cette rumeur n’allait pas provoquer quelques problèmes aux deux jeunes femmes concernées ? Ne risquaient-elles pas de se faire insulter, mettre au ban de la société ? Le simple fait d’avoir des actes un peu trop intimes entre collègues pouvait engendrer diverses difficultés aux fautifs. En ajoutant à cela qu’il s’agissait de cuisines – impliquant donc une hygiène irréprochable de l’environnement autant que des salariés – et que, tous les curieux mis à part, certains clients n’auraient pas nécessairement une bonne opinion d’une relation entre deux personnes de même sexe, un tel qu’en-dira-t-on semblait pouvoir être préjudiciable. Enfin… L’intelligence était rarement l’apanage du commun des mortels, et les imbéciles qui se pressaient dans le bar pour observer les faits et gestes de leurs proies lui semblaient particulièrement dénués de cette qualité. Comment les relations amoureuses d’autrui pouvaient-elles intéresser autant de monde ?

-Qu’espèrent-ils donc voir en venant ainsi, les voir renverser les marmites pour s’allonger sur les fourneaux et s’amuser avec leurs baguettes pour pratiquer autre chose que la magie ?

Elle se retint de lever les yeux au ciel mais son regard dédaigneux parlait pour elle, tandis qu’elle laissait glisser sur les clients alentours la trace légère de son mépris. Par instant, elle se demandait ce qui pouvait se passer dans l’esprit de ses contemporains. Qu’Amy s’amuse aux dépens d’une collègue qu’elle méprisait, soit ; c’était puéril mais compréhensible. Son amie avait parfois d’étranges idées qui la laissait perplexe mais Mitsuhane savait que derrière son caractère capricieux et enfantin se cachait une jeune femme intelligente, pleine d’assurance et d’attention pour qui avait le privilège de la connaitre véritablement. En revanche, qu’une cohorte de curieux vienne spécifiquement au Chaudron baveur pour se régaler d’un fait qui ne relevait que de la vie privée des concernées, vraiment, cela la dépassait. Au moins, songea-t-elle avec pragmatisme, cela participait-il à augmenter les ventes du moment ; à se demander finalement si ce n’était pas le patron lui-même qui avait pu lancé la rumeur, tenant compte d’un effet immédiat et non pas à long terme. Tentant un regard discret dans la direction de son suspect, l’attrapeuse finit par abandonner ; trop de clients se pressaient devant le bar. En revanche, le visage de la jeune fille assise à leurs côtés semblait aussi gêné que réprobateur de ce qu’il se passait. Ou, tout du moins, c’était ce que la japonaise traduisait de ses joues délicatement rougies couvertes par ses mains en une vaine tentative de cacher son afflux sanguin.