Depuis qu’elle avait reçu le hibou de Drago, la sorcière ne cessait d’angoisser, et ce sentiment allait en s’accroissant. L’idée d’avoir oublié son carnet l’horrifiait comme elle ne l’avait pas soupçonné. Toutes les peurs qui l’avaient animées depuis son retour chez elle ne s’étaient concentrées que sur ça. Elle repensait aux mots qui y étaient notés, leur sens qu’elle était seule à pouvoir comprendre, mais rien que le fait de songer qu’il avait pu tenir ces pages entre ses doigts ... En rationalisant elle aurait pu calmer ses humeurs, mais plus rien ne lui semblait rationnel. D’autant plus qu’elle aurait été confrontée à d’autres tourments qu’elle préférait taire. Ce qu’elle ne pouvait nier, c’est qu’elle redoutait cette entrevue.

Elle ignorait l’heure tout en la regardant toutes les secondes. Assise à ne rien faire, elle jouait avec ses cheveux comme si occuper ses mains avait pu réduire son anxiété. Celle-ci ne cessait pourtant d’augmenter et parvint à son paroxysme lorsqu’elle dû le rejoindre. Par elle ne savait quel miracle, elle parvint à avoir quatre pauvres minutes de retard et s’en détesta. Elle était plus agacée maintenant mais ce n’était qu’un leurre pour se tromper elle-même. En dévalant les escaliers, elle sentit son cœur battre à chaque marche dans un rythme précipité.

Il était là, devant l’immeuble, toujours vêtu de sa beauté froide. Quelques gouttes perlaient sur son visage, il commençait à pleuvoir, et elle les observa onduler sur ses traits durs qu’elle savait être doux. Il paraissait inaccessible, cerclé d’une bulle invisible qui le tenait hors de porté du monde. Héra n’osait la briser mais ne put y résister.

« - Drago ? L’interpela-t-elle. Merci d’être venu.

Tout son être était concentré à jouer la nonchalance. Elle s’acharnait à se convaincre que rien n’avait changé et à se comporter dans ce sens. L’exercice était ardu et elle espéra ne pas sonner faux. Qu’aurait-elle fait en temps normal ? Se parant d’un sourire timide, elle proposa :

- Tu es vraiment pressé ou tu veux monter ? Je peux te servir un whisky pour te remercier. »

Dès que ses mots furent sortis de sa bouche, elle s’en maudit. A quoi jouait elle a s’enfermer avec le blond dans son appartement exigu ? Il serait plus sage de prendre ses distances le temps qu’ils oublient leur écart, et elle en était consciente. Mais pourquoi alors avoir acheté cette bouteille qu’elle ne boirait jamais ?

La montée des escaliers fut pesante. Drago avait accepté de la suivre et une part d’elle, minoritaire mais plus bruyante, aurait préféré qu’il s’abstienne. Les images de leur dernière rencontre resurgissant sans qu’elle n’arrive à les éloigner. Elle avait l’impression de chasser un moustique dont le bourdonnement s’effaçait parfois mais qui revenait alors qu’on le pensait disparu. De déni elle se paraît sans cesse mais son don surprenant d’oublier tout ce qui lui plaisait se délitait. Elle marchait devant et lui suivant comme une ombre dont elle ne pouvait se détacher.

Ce fut pire lorsqu’elle entra dans l’appartement. Elle croyait que la menace lui paraissait plus présente lorsqu’elle était invisible, qu’elle en surestimait l’importance, mais c’était tout le contraire. Les secondes passaient sans que le malaise ne s’amenuise. Alors, paré d’un sourire si beau qu’il n’était factice, maquillé de naturel, elle l’accueilli chez elle.

" - Je vois que tu n'as rien fait pour arranger ce taudis.

Sa remarque la crispa d’une autre manière qu’elle ne l’était déjà. Plus elle attendait, plus son projet de déménagement se concrétisait. Elle avait d’ailleurs quelques visites de prévues mais préférait n’en parler à personne avant d’avoir apposé sa signature définitive. Si elle devait échouer elle n’avait aucune envie qu’on y assiste. C’était encore pire que supporter la misère d’habiter un lieu comme celui-ci. Certains jours elle se demandait même comment elle avait pu l'accepter toutes ces années.

- Tu penses que tu peux quand même faire l’effort de t’asseoir ou tu risquerais de souiller ton costume ? Détourna-t-elle sur un ton se voulant celui d’une plaisanterie.

Se détournant elle chercha dans ses bouteilles le meilleur whisky qu’elle ait, et il n’était pas mauvais, et leur en servit deux verres. Elle aurait préféré un jus de fruit mais elle n’avait pas besoin qu’il trouve d’autres raisons pour la taquiner. La facilité était d’un ennui déconcertant mais elle était assez anxieuse pour la choisir malgré ça.

- Tiens. "

Elle le lui tendit et s’éloigna rapidement pour s’installer sur le bord de son lit. Heureusement qu’elle ne se rongeait pas les ongles, sinon elle n’en aurait plus eu à aucun doigt. Elle qui avait toujours une imagination débordante quand il s’agissait d’animer une conversation n’avait pas l’once d’une idée pour relancer la leur. En une tentative désespérée elle entrouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Qu'elle évite de regarder Drago n'aidait pas à normaliser cette rencontre.

Un bruit qu’elle identifia difficilement sembla provenir de son invité, appelant le regard d’Héra. Forcée de se confronter à lui elle leva les yeux en un mouvement vif. Son humeur paraissait s’être améliorée, et comme si elle était son miroir, elle sourit elle aussi. C’était incroyable comme l’attitude de Drago influait sur la sienne. Il suffisait d’un mot, d'une intonation, pour qu’elle se sente mal ou s’adoucisse au contraire. Elle n’y songea pas n’ayant nul besoin d’une autre préoccupation. C’était à peine si elle se sentait un peu mieux.

" - Je savais pas que t'aimais boire de si bonne heure. Tu avais besoin de te donner du courage ?

D’une rapide œillade elle jaugea le niveau du verre de Drago qui avait baissé au moins de moitié. Le sien était toujours intact, elle n’en avait aucune envie et donc pas prit une goutte. Vissé à sa main il avait plus un rôle décoratif que la moindre utilité. Elle réalisa d’ailleurs à quel point son comportement était idiot. Allait-elle se forcer pour sauver les apparences ? Elle n’était plus censée jouer ce genre de rôles avec l’alchimiste.

- Tu remarqueras que je n’y ai pas encoure touché, appuya-t-elle en soulevant légèrement le contenant.

Comme si des bribes de son intellect lui revenaient, elle se concentra sur la question qu’il lui avait posée. Elle la savait anodine mais était incapable de ne pas chercher à la décortiquer. Héra s’amusait à tourner et retourner les mots comme un mystère à résoudre. Boire était donc synonyme de courage pour lui ? D’un ton léger pour ne pas l’alarmer, elle poursuivit :

- C’est plutôt toi qui as besoin de courage, de toute évidence. Qu’est-ce que tu crains ? "

Malgré elle une certains gravité entoura ses propos. Ses pupilles le fixant donnèrent un ton d'autant plus lourd mais elle était désormais incapable de se détacher de lui. C'était à croire que dès qu'il entrait dans son champ de vision, plus rien d'autre ne comptait, plus rien d'autre n'existait. Il n'y avait que lui et le métal de ses iris.

Alors qu’elle s’était imaginé qu’il détournerait la conversation il lui donna une réponse frontale. La franchise n’était pas sa qualité première, ou peut-être était-ce la journaliste qui lui inventait des mensonges, mais elle cru déceler une part de vérité dans ce qu’il lui confia.

" - J'ai rendez-vous avec un client compliqué. Je n'irais pas jusqu'à dire que cet apéritif anticipé me donne du courage mais il a au moins le mérite de me booster un peu.

Délicate, elle n’insista pas. Elle le connaissait assez pour savoir qu’elle devait parfois se taire et supposait que ça n’avait pas changé en son absence. En temps normal elle aurait pu insister, mais elle osait moins, elle n'osait plus. Si on ajoutait aux longs mois durant lesquels il avait disparu la manière dont ils avaient célébré leurs retrouvailles, il était logique qu'elle mette plus de distance entre eux. Quoi qu'elle en pense cependant, un éloignement nouveau n'annulerait pas l'intimité qui avait été leur, pas plus qu'elle ne l'expliquerait.

- Et bien-sûr Greengrass, je te crains toi. A la tienne.

Sur ces mots il finit son verre ce qui leur donna plus d’importance encore. Elle leur chercha un sens, car si les rôles avaient été inversés, elle n’aurait pas eu à mentir en prononçant cette phrase. Indéniablement, il y avait chez Drago une part qu’elle redoutait et qui désormais était de plus en plus présente jusqu’à avoir atteint tout son être. Et elle réalisa qu’elle le fuyait incapable pourtant de comprendre de quoi il était question exactement. Même dans les grandes lignes, elle les flouait suffisamment pour ne pas les distinguer. S’y confronter était plus terrifiant encore que les combattre en les ignorant.

Elle se leva pour s’approcher de son invité, permutant leurs verres, veillant à ce que leurs mains ne se frôlent pas.

- Il te faut au moins ça pour m’affronter alors.

Sans bouger, pas même d'un pauvre millimètre, elle appuya:

- Et qu'est-ce qui te fait si peur chez moi ? "

Son malaise semblait s'être dissipé dans sa concentration. Elle était focalisée sur son interlocuteur, remarquant la moindre de ses réactions, même la plus infime. Son visage parlerait autant que ses mots.

Comme si elle avait pu en douter, il lui précisa qu’il ne s’agissait que d’une blague. Son comportement avait-il laissé penser le contraire ? De ses intentions il n’était rien, mais elles lui échappaient ces derniers temps, comme si elle n’était plus seule décisionnaire. Elle n’eut le temps de répondre qu’elle le savait puisqu’il ajouta :

" - En fait, si. Je crains que tu ne cherches à me soûler pour déjouer tous mes plans. Je devrais peut-être me calmer.

Héra dut se mordre la langue pour s’empêcher de l’interroger – déformation professionnelle ou volonté réelle de comprendre. Ses plans. Ils n’auraient dû être autres que fournir un service à son client. Peut-être s’attardait-elle sur des détails, mais ne disait-on pas que le diable se cachait dans ceux-ci ? Aussi efficace qu’un ancrage, elle se concentrait sur ces deux pauvres mots en tentant d’en comprendre le sens. Le seul à pouvoir lui expliquer était devant elle mais il était hors de question qu’elle oralise ses doutes.

Lorsque Drago se leva et s’approcha, ses pensés s’évaporèrent en une nuée vive. D’autant plus qu’il se pencha légèrement vers elle l’obligeant à retenir un mouvement de recul. Heureusement qu’un peu d’espace les séparait encore.

- Et moi, je te fais peur ?

Elle faillit lui répondre oui, mais en un élan de retenu, s’abstint. C’était pourtant un fait qu’elle ne pouvait plus nier. Cependant, elle ne savait pas encore pourquoi et avait peu envie qu’il l’aide à le découvrir. Elle n’était pas sûre d’être prête à entendre son avis sur le sujet, pas plus qu’elle ne voulait elle-même se donner le sien.

- Si tu savais, fuit-elle avec un sourire amusé.

Une irrépressible envie de s’écarter, son instinct de survie l’y poussant, l’animait mais elle la refoula. Elle avait peur de manquer de naturel et ne voulait pas que son comportement paraisse suspect et la trahisse. La trahisse de quoi, elle ne savait pas, mais ça devait appartenir à la catégorie de tout ce qu’elle devait ignorer.

- Et donc, j’ai raison d’avoir peur ? Surenchérit-elle, espérant qu’occuper sa bouche canaliserait son corps. "