Par Merlin ! Que cette soirée s'annonçait fatigante ! L'heure d'aller au boulot. Pas le temps de dîner. J'avais à peine avalé un toast beurré dans la précipitation que mon ventre criait de nouveau famine. Quelle tare ce bidon ! Pour pas changer, j'étais à la bourre... Mon boss n'allait pas me faire de cadeaux. Toute façon j'étais sa meilleure serveuse. Il disait que le sourire, aux Trois Balais, ça faisait toute la différence. C'était toujours plus agréable que les grognements de madame Baltruc ! Fidèle au poste, je rejoignis mon bar. C'était toujours les mêmes têtes désoeuvrées parmi les roublards plus festifs, à n'importe quelle heure. Moi, je me faisais une joie de redonner le sourire aux âmes vagabondes, ou de contribuer à l'ivresse des plus optimistes. Ce jour ne dérogeait pas à la règle.

J'avais à peine revêtu mon tablier difforme autour de ma taille que je remarquai une jeune femme brune aux traits doux, l'air maussade, à l'autre bout du comptoir. Après m'être occupée de quelques buveurs solitaires, je me dirigeai vers la troisième cliente de ma vacation. A mes yeux, le choix de la boisson était extrêmement révélateur du profil du client. Le plus souvent, le whisky pur feu se révélait comme l'option de ceux qui cherchent à asseoir leur pouvoir, qu'importe s'ils en ont vraiment, le jus d'oeillet faisait le bonheur des plus inventifs qui n'ont cure du formatage sociétal, et la bièraubeurre était le choix le plus rassurant et enfantin, comme une madeleine de Proust.

- Bonsoir, une bièraubeurre s'il vous plaît.

Mes lèvres s'étirèrent avec bienveillance. La jeune femme n'avait pas l'air tellement enfantine... Comme si un lourd fardeau pesait sur ses frêles épaules. A la fois douce et forte. Jamais je n'aurais misé sur cette boisson mais, sans jugement, aucun, je m'exécutai. Alors que je lui tirai le breuvage dans une chope imposante, un énième sourire, plus enthousiaste encore que le précédent, s'étira sur le coin de mes lèvres.

- La bièraubeurre mam'zelle ! dis-je en posant la commande.

Qu'elle avait l'air pensive ! J'avoue qu'à ce moment-là, voyant le peu d'affluence et ces yeux fuyants, je ne pus ressentir autre chose qu'un profond intérêt. Je décidai de la sortir de ses songes.

- Dites donc ! Je suis curieuse, lançai-je en posant mon coude sur le comptoir, le menton bien calé dans la paume de ma main, le regard concerné avec, toutefois, une certaine légèreté. Qu'est-ce qu'une fille aussi jolie fait dans une auberge, toute seule, en plein milieu de la soirée ? Je fis mine de chercher quelque part, à l'autre bout de la salle, un preux chevalier pour appuyer mon propos. On attend quelqu'un, c'est ça ?

J'espérais que la brunette décrocherait un sourire face à mon air volontairement espiègle, et me confierait un petit bout de sa vie par cette seule conversation de barista à client privilégié tout désigné !

- Non, je n'attends personne. J'ai décidé de ruminer toute seule et souffler un peu surtout quand les journées sont assez rudes. Tu connais peut être ça. Merci pour la boisson.

J'acquiesçai d'un hochement de tête avec compassion. La brune avait l'air d'avoir une vie sacrément mouvementée pour chercher la sérénité ici. Elle avait vraiment l'air sur les genoux ! Malgré tout son visage s'illumina avant de me relancer.

- Mais que fait une si jeune fille comme serveuse dans cet endroit? Affaire de famille?

J'écarquillai les yeux en lui rendant son sourire, un peu surprise.

- Oh ben je suis flattée ! Mais je ne suis pas si jeune que ça... Enfin, 24 ans tout de même ! Et non ce n'est pas vraiment une affaire de famille, c'est juste que c'est un boulot aux horaires malléables qui me convient bien. Ca me laisse le temps de faire d'autres choses en dehors, comme un peu de guitare, et...

Mon regard se perdit un peu dans le vague. Je n'osais pas affirmer à n'importe qui que je n'étais pas la fille la plus ambitieuse du monde. Certains s'enfermaient entre quatre murs pour créer des lois, d'autres sauvaient des vie à Sainte-Mangouste, et moi je servais des bièraubeurres dans une auberge pas toujours bien fréquentée et m'en contentais. Au moins, je m'amusais ! Ce n'était pas forcément vu d'un très bon oeil par tout le monde, mais bon... C'était moi. Je ne savais pas quoi faire d'autre toute façon. Pourtant j'étais pas la plus sotte du village, hein, entendons-nous bien ! C'est juste que planifier mon avenir au millimètre prêt, ça m'avait toujours fait peur, et ce depuis toute petite, avant même de savoir que j'étais une sorcière. Pire, ça me terrifiait ! Je préférais pas y penser. En somme, j'étais peut-être encore une enfant dans ma tête, mais je le revendiquais ! Ce refus de grandir finirait par me jouer des tours, c'était certain, mais à côté de ça tous ces gens qui se prenaient sans arrêt au sérieux me déprimaient. La réalité m'apparaissait bien trop pénible...

- ...et disons que je n'ai pas encore trouvé ma place dans cette société, alors en attendant je vagabonde et je m'intéresse aux jolies brunes qui traînent leur air soucieux dans les bars ! Voilà !

Très vite, je voulus recentrer la conversation sur elle. Déjà parce que je n'aimais pas trop parler de moi, mais aussi parce que me nourrir des histoires des autres était vital à mes yeux. Ca me faisait sortir de ma routine.

- Vous allez penser que je suis vraiment curieuse, et vous aurez raison, mais vous faites quoi dans la vie ?

La question n'était pas du tout posée pour faire la fouineuse. C'était un réel intérêt de ma part. Je me demandais ce qui pouvait bien fatiguer les traits d'une si jolie fille, et quelle pouvait bien être sa corvée au quotidien.

- Guitare? Tu es donc une musicienne. Je comprends mieux les heures maléables. Tu te produits seule ou en groupe? J'aime la musique mais l'écouter pas en faire. Je suis bien trop empotée pour ça.

- Oh ne dis pas ça ! Tout est une question d'intérêt et de pratique ! Beaucoup baissent les bras alors qu'ils n'ont même pas essayé. Moi j'en joue depuis toute petite, mais musicienne... C'est beaucoup dire !

La fille avait l'air de se détendre un peu en causant avec moi et ça me faisait sincèrement plaisir, alors je continuai sur ma lancée.

- J'ai toujours aimé ça, inventer des mélodies et leur donner vie, c'est tout. Et comme j'ai exploité ce truc-là en grandissant je n'ai pas eu la sensation de vraiment travailler. C'est vrai qu'apprendre plus tard, ça devient plus compliqué, surtout pour s'y mettre, mais c'est pas impossible !

Lorsque je me montrai curieuse au point de vouloir connaître son gagne-pain, elle me répondit sans se montrer vexée. Tous les clients n'étaient pas aussi ouverts...

- Oh, ne t'inquiète pas, je suis autant curieuse que toi. Ca ne me dérange pas de te répondre. Je n'ai rien à cacher et ma vie n'est pas si passionnante. Je travaille au ministère. Je suis tireur d'élite en fait. Mais un Tireur d'élite dont tout le monde croit soit mauvaise ou incapable.

Waaaah, une tireuse d'élite ! Je me sentais minuscule tout à coup... Elle avait l'air si jeune et pourtant cela ne l'empêchait pas d'être autrement plus courageuse et utile que moi. Jamais je n'aurais pu m'embarquer dans une telle branche. Impossible... Pas la froussarde que j'étais !

La voyant de nouveau morose, j'évitai de la relancer sur le sujet... ou peut-être que j'y reviendrai, mais pour l'instant je préférais laisser couler. J'ignorais pourquoi "on" pouvait la croire mauvaise ou incapable dans son travail, mais elle me paraissait pleine de bonne volonté.

Ce fut elle qui changea de sujet la première.

- Mais dis moi, tu as toujours vécu ici? Je paris que tu es allée à Poudlard. Au fait, comment t'appelles-tu? se reprit-elle au dernier moment.

- Dans le mille ! répondis-je enjouée. Jade, ancienne Poufsouffle ! Ravie de faire ta connaissance ! Mais toi ? Comment tu t'appelles ? Peut-être que je fais une grosse gaffe en le disant mais franchement je ne me souviens pas t'avoir vue à Poudlard... Tu viens peut-être d'ailleurs ? Amérique ?

J'avais noté que son accent ne sonnait pas très anglais... Si elle venait bien du continent voisin, ça signifiait qu'elle était allée à Ilvermony et ça, c'était un endroit qui m'avait toujours fascinée ! On disait cette école juste, libre, et pleine d'élèves venant de partout sans discrimination. Si je ne m'étais pas trop plantée, j'espérais qu'elle m'en dise un peu plus. Je servais des bièraubeurres la plupart du temps, alors j'avais besoin de rêvasser un peu...